Our walking is our dancing

ENTRETIEN

Our walking is our dancing

Cédric Andrieux, Charlotte Vandevyver, Alesandra Seutin et Wesley Ruzibiza autour de Drumming XXL

Créé en 1998 à partir de la musique minimaliste de Steve Reich pour large ensemble de percussions, Drumming est assurément l’une des chorégraphies emblématiques d’Anne Teresa De Keersmaeker. Le temps d’un projet présenté à la MC93 et sur le parvis de la Grande Halle de la Villette, cette pièce réunit des étudiant·es du Conservatoire de Paris, de l’école P.A.R.T.S. de Bruxelles et de l’École des Sables de Dakar. Une expérience qui promet une vague de sons et de danse à l’état pur, une déflagration d’énergie vitale.

Rencontre avec celles et ceux qui en ont été les instigateurs : le directeur des études chorégraphiques au Conservatoire Cédric Andrieux, la directrice de P.A.R.T.S Charlotte Vandevyver, les codirecteur·rices de l’École des Sables Alesandra Seutin et Wesley Ruzibiza.

Quelle a été la genèse de ce projet de présenter Drumming, de Anne Teresa De Keersmaeker, avec un très grand groupe de danseur·ses issu·es du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, de l’école P.A.R.T.S à Bruxelles et de l’École des Sables à Dakar ?

Cédric Andrieux : Dès mon arrivée au Conservatoire, P.A.R.T.S, école créée par Anne Teresa De Keersmaeker, a été l’un de mes modèles, pour le cursus contemporain. C’est donc assez naturellement que nous avons commencé à échanger avec sa directrice, Charlotte Vandevyver. Nous avons voulu imaginer une collaboration, dans la ligne de celle que nous avions faite avec le CNDC d’Angers. À l’époque, nous voulions intégrer le répertoire d’Anne Teresa De Keersmaeker dans le programme du Master en interprétation du Conservatoire. Anne Teresa De Keersmaeker nous a donné son accord de principe mais en proposant une de ses œuvres les plus difficiles à mettre en scène, Vortex Temporum. Très vite, cela s’est avéré trop complexe. Nous avons tout de même réalisé un workshop de deux semaines, qui pourra je l’espère être repris de façon récurrente. Ce premier travail nous a permis d’imaginer un autre type de projet où les deux écoles pourraient se rencontrer autour d’une œuvre majeure de l’histoire de la danse, en l’occurrence Drumming.

Charlotte Vandevyver : Le répertoire d’Anne Teresa De Keersmaker est central à l’enseignement de P.A.R.T.S, surtout dans le programme Training, notre Bachelor of Arts. Le projet proposé par le Conservatoire de créer un échange autour de ce répertoire qui aboutisse à une représentation scénique nous a particulièrement attirés. Dans nos discussions, Cédric a évoqué le spectacle Cunningham X 100, présenté en 2019 par le Conservatoire (où cent vingt étudiant·es de danse et des étudiant·es de la classe de percussion présentaient un programme liant la musique de John Cage et la technique Cunningham). J’ai trouvé que ce format de chorégraphie pour un grand groupe serait particulièrement intéressant à mettre en place dans le cadre de la formation de nos étudiant·es. Drumming s’est avéré un bon choix car cette pièce fait partie du programme de notre première année d’enseignement : nos étudiant·es l’ont travaillée et la connaissent. De plus, en 2019, nos étudiant·es avaient présenté en fin d’année une version « élargie » de Drumming impliquant une cinquantaine de danseur·ses, qui a été un grand succès. Nous avions donc une référence probante en la matière, qui nous permettait d’imaginer une adaptation de la chorégraphie originale. Ce format, qui va finalement lier trois écoles, le Conservatoire, P.A.R.T.S et l’École des Sables, permettra aux étudiant·es de faire des propositions artistiques, ce qui est important.

Comment est née l’idée d’associer à ce projet l’École des Sables ?

Cédric Andrieux : Lorsque notre choix s’est définitivement porté sur Drumming, Anne Teresa De Keersmaeker a mentionné lors de nos échanges le fait que la partition musicale de cette pièce contient des rythmes issus du continent africain. Elle a proposé de présenter le spectacle à la MC93 de Bobigny, d’une part parce que ses espaces se prêtent bien à la pièce, mais aussi en raison du territoire d’implantation de cette structure et du travail de médiation qu’elle mène auprès du public métissé de la Seine-Saint-Denis. À ses yeux, présenter cette pièce inspirée d’un brassage de cultures, devant un public aux origines diversifiées, faisait sens. En poussant cette réflexion est née l’idée de collaborer avec l’École des Sables. Je nourrissais déjà depuis plusieurs années le désir de travailler avec cette institution qui fait partie, au même titre que P.A.R.T.S en Europe et que l’école de Maré fondée au Brésil par Lia Rodrigues, des structures qui ont été inventées par des artistes et pour des artistes. J’avais d’ailleurs échangé avec Germaine Acogny (fondatrice de l’École des Sables) en 2019. Charlotte et moi nous sommes donc rapprochés d’Alesandra Seutin et Wesley Ruzibiza, ses deux codirecteur·rices artistiques, dans l’idée de créer tou·tes ensemble ce projet Drumming XXL réunissant des cultures de danse différentes.

Alesandra Seutin : L’École des Sables est non seulement une école fondée par une artiste pour des artistes, mais aussi une des rares écoles à former des danseur·ses professionnel·les sur le continent africain. Elle existe depuis 25 ans aujourd’hui, et elle a résisté contre vents et marées. Elle diffuse dans le monde entier la connaissance qui se trouve sur le continent, et la connaissance de l’art noir.

 


Pouvez-vous nous rappeler l’histoire de la création de cette école ?

Alesandra Seutin : Elle a été créée en 1998, et son bâtiment construit en 2001. Germaine Acogny avait fondé à Toulouse en 1985 le Studio École Ballet Théâtre du 3e Monde, tout en organisant des stages en Casamance. Puis elle et son mari, Helmut Vogt, ont trouvé près de Dakar le village de Toubab Dialaw, un lieu désert, plein de rochers, où personne ne voulait venir parce qu’on disait qu’il n’y avait que des hyènes. Les gens du village n’approchaient pas de ce lieu, et disaient que Germaine et Helmut étaient fous de vouloir construire là-bas. Au début, lors des premiers workshops avec des danseur·ses africain·es, l’école se résumait à une étendue de sable surmontée d’une bâche. Puis ils ont commencé à construire le bâtiment, grâce à des financements reçus. Petit à petit ont débuté des stages avec des danseur·ses venus du monde entier, et non plus seulement de l’Afrique. Et maintenant, l’école est ce magnifique lieu qui accueille des centaines de personnes chaque année et qui change des vies, depuis 25 ans.

Wesley Ruzibiza : L’École des Sables est née pour remplir des besoins de formation. Auparavant, sur l’invitation du président Léopold Sédar Senghor, Maurice Béjart avait créé en 1977 une structure de danse et de chorégraphie, Mudra Afrique, dont Germaine Acogny était la directrice artistique. Elle était subventionnée par des États africains, le Sénégal, le Congo, et octroyait des bourses d’études à des artistes venus de tout le continent. En 1982, les financements ont cessé et Mudra a dû fermer ses portes. Germaine a ouvert un studio avec Maurice Béjart à Bruxelles. Mais cette idée d’offrir une formation professionnelle de danse sur le continent africain a continué à faire son chemin dans sa tête.

Quels sont les liens qui unissent P.A.R.T.S et l’École des Sables ?

Charlotte Vandevyver : Pour nous, cela fait sens d’intégrer l’École des Sables dans le projet, parce que nous échangeons avec elle depuis une dizaine d’années. Nos étudiant·es partent cinq semaines à Dakar faire un stage autour des danses africaines et contemporaines, mais nous n’avions jamais invité les danseur·ses de l’École des Sables à Bruxelles. C’était donc une opportunité de les inviter et de nous rencontrer en Europe.

Alesandra Seutin : Effectivement, ce sont tout d’abord des étudiant·es du programme de Bachelor of Arts de P.A.R.T.S, puis des étudiant·es en master, qui sont venus pour des workshops de recherches théoriques et pratiques échanger avec des élèves directement rattachés à l’École des Sables, mais aussi des élèves venus de tout le continent africain. Des professeur·es de P.A.R.T.S et de notre école encadrent ces échanges. Je suis aussi invitée chaque année depuis trois ans à donner des cours chez P.A.R.T.S à Bruxelles, donc nous avons une connexion à Dakar et une autre à Bruxelles.
 


Quels sont les élèves de l’École des Sables qui participeront à ce projet Drumming ?

Nous allons sélectionner certain·es des danseur·ses qui ont suivi nos formations et d’autres actuellement en formation. Tou·tes seront donc des sablistes, c’est-à-dire des personnes qui sont venues danser dans le sable de notre école. Au total, ils et elles seront une dizaine.

Comment le travail sera-t-il organisé entre Paris, Dakar et Bruxelles ?

Cédric Andrieux : Charlotte mentionnait que Drumming fait partie du curriculum de P.A.R.T.S. Donc leurs élèves sont sur un apprentissage dans leur propre temporalité. En ce qui concerne les étudiant·es du Conservatoire, l’apprentissage se fera à l’École des Sables, avec ses élèves. Puis les trois groupes, parisien, dakarois et bruxellois, se retrouveront à Paris pour travailler ensemble une petite semaine avant la représentation.

Charlotte Vandevyver : En outre, des enseignant·es voyageront pour encadrer l’apprentissage. Clinton Stringer, un de nos professeur·es, qui faisait partie de la Compagnie Rosas pendant que Drumming a été créée, et qui a aussi enseigné le répertoire à nos étudiant·es, va rejoindre l’équipe du Sénégal. Il va également superviser le travail du groupe entier des 70 étudiant·es. Lorsque le processus d’élaboration sera abouti, la pièce sera présentée à Anne Teresa De Keersmaeker.

Quels sont les partenariats mis en place pour mener à bien ce projet d’une envergure exceptionnelle ?

Cédric Andrieux : La MC93 a répondu présente dès le départ. Les Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis participent à l’accueil de ce spectacle. Avec ce projet présenté en 2024, nous serons en pleine période olympique, et Dominique Hervieu, directrice de la culture de Paris 2024, a jugé que nous représentons certaines des valeurs qu’elle souhaitait défendre au sein de l’Olympiade culturelle. Elle nous a donc intégrés à son programme. Nous entrons également dans le spectre d’intérêts de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels, qui soutient à la fois le travail d’Anne Teresa De Keersmaeker et, depuis peu, l’École des Sables. Évidemment, les trois écoles participent aussi activement à la mise en œuvre de ce projet. Un des enjeux de l’Olympiade culturelle est de proposer des représentations en plein air, nous présenterons donc deux fois Drumming de cette façon, en partenariat avec la Grande halle de la Villette, un de nos plus proches partenaires, et cela me réjouit car j’ai l’impression que c’était aussi l’un des enjeux d’Anne Teresa De Keersmaeker de pouvoir trouver comment cette pièce pourrait exister dans l’espace public. Une extension est aussi en train de se profiler en Belgique.

Charlotte Vandevyver : Nous souhaitions en effet inviter le groupe en totalité à Bruxelles, avoir aussi un échange ici. Anne Teresa De Keersmaeker, qui a présenté un spectacle en plein air avec sa compagnie Rosas il y a un an, à Louvain, souhaite pouvoir en faire de même avec Drumming, mais dans le centre-ville de Bruxelles, sur la place de la Bourse, un endroit où il y a beaucoup de passage. Nous avons donc cherché des partenariats pour cette version bruxelloise et nous sommes en ce moment en discussion avec Europalia, un festival qui est organisé tous les deux ans. En 2024, la Belgique sera aussi présidente de l’Union européenne. Un programme culturel est donc en cours d’élaboration, qui devrait comporter un projet de danse mettant en avant les questions de médiation et de participation. Le ministère de la Culture belge est donc intéressé par notre version de Drumming. L’idée serait donc d’enchaîner directement après Paris avec une semaine à Bruxelles. Aux représentations en plein air s’ajouteraient des workshops de danse et de musique avec plusieurs partenaires bruxellois pour vraiment se concentrer sur la médiation de la pièce.

« C’est la première fois qu’une version de Drumming comportant autant d’interprètes sera donnée. Il sera passionnant de voir ce qui émanera de l’échange noué entre trois groupes d’étudiant·es d’horizons si divers. »

Le dialogue des danses contemporaines occidentales et africaines, qui irrigue également la version de Drumming que vous présenterez avec le CNSMDP et P.A.R.T.S., est-il un enjeu important aujourd’hui ? Qu’est-ce qui s’y joue précisément ?

Alesandra Seutin : Ayant étudié la danse classique et certaines danses du continent d’Afrique, je pense que ces formes s’enrichissent mutuellement. Pour les danses africaines, tout passe par la musicalité. Cela sera donc intéressant de voir comment les sablistes vont répondre à la musique de Steve Reich et aux percussions qui, même si elles sont inspirées de l’Afrique, ne sont pas africaines. Lorsque nos danseur·ses dansent le Sacre du printemps de Pina Bausch, c’est cela qui ressort : la musicalité dans le corps. Une percussivité, une pulsation qui passe par une façon d’absorber le son qui diffère de celles des traditions occidentales. Nos danses mettent en avant une connexion à la terre, un ancrage au sol, une expansion dans l’espace que la danse classique ne connaît pas, et que l’on trouve déjà davantage dans la danse contemporaine. Lors de cette expérience collective autour de Drumming, nous allons transmettre aux élèves du Conservatoire et de P.A.R.T.S notre façon de travailler, ainsi que la technique de Germaine Acogny.

Wesley Ruzibiza : Il ne s’agit évidemment pas d’intervenir dans l’écriture de la pièce d’Anne Teresa De Keersmaeker, mais effectivement, la façon de danser, de bouger et de comprendre le mouvement est différente en Europe, en Afrique, en Asie. Cela affectera donc nécessairement l’interprétation de Drumming par les différent·es danseur·ses. De toute façon, l’échange culturel entre les peuples a toujours été un facteur d’enrichissement mutuel, si chacun entre dans l’espace de l’autre avec respect, avec amour et avec un vrai désir de connexion. Dans ce type d’échange, que ce soit avec l’écriture de Pina Bausch ou avec celle d’Anne Teresa De Keersmaeker, tout est positif tant qu’il s’agit de respecter le corps de l’autre, les codes de l’autre, culturels et musicaux. Comme l’a dit Alesandra, la musique de Steve Reich est peut-être inspirée d’Afrique, mais elle n’est pas africaine. Alors, comment nos danseur·ses la traduiront-ils dans leurs codes, dans leur musicalité ? Et comment les étudiant·es européen·nes traduiront-ils l’enseignement qui sera fait à l’École des Sables ? Pour des raisons d’organisation, les danseur·ses évolueront malheureusement sur de la musique enregistrée. Il aurait bien sûr été encore plus intéressant de voir cette version de Drumming interprétée avec des vraies percussions africaines mélangées avec d’autres européennes.

Cédric Andrieux : Nous aurions bien sûr préféré faire appel à de la musique live. Le programme X 100 du Conservatoire a toujours lié la danse et la musique live. Mais dans ce cas précis, la relation d’Anne Teresa De Keersmaeker avec l’ensemble Ictus est très forte. Une transmission auprès de nos étudiant·es musicien·nes aurait pu être imaginée, mais cela aurait été un autre projet en soi, qui serait venu ajouter un certain nombre de complexités. De plus, faire évoluer 70 danseur·ses sur le plateau de la MC93 impose déjà des contraintes en termes d’espace. Si l’on ajoutait des musicien·nes, cela poserait encore d’autres problèmes. Nous avons donc à contrecœur fait le choix de la musique enregistrée.

Charlotte Vandevyver : C’est la première fois qu’une version de Drumming comportant autant d’interprètes sera donnée. Jusqu’à présent, c’était la compagnie qui l’interprétait avec plusieurs groupes de danseur·ses, et P.A.R.T.S aussi depuis une vingtaine d’années, mais toujours pour des représentations internes à l’organisation de l’école, et jamais d’un tel format. Il sera passionnant de voir ce qui émanera de l’échange noué entre trois groupes d’étudiant·es d’horizons si divers. La chorégraphie de Drumming, malgré son formalisme, laisse tout de même beaucoup de place à des détails personnels, à l’interprétation de chaque artiste. Avec un groupe aussi important et divers, il sera vraiment important de trouver la place pour cela.

Propos recueillis par Delphine Roche pour le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, en 2023.

Photo de l'École des Sables © DR
Photo du spectacle © Tine Declerck